Le Monde (www.lemonde.fr) publie dans son édition de ce jour un passionnant entretien avec le philosopheYves Michaud sur les rapports qu'entretiennent tourisme et culture.
Pourquoi un philosophe tel que vous s'intéresse-t-il au tourisme ?
Curieusement, cela vient de mon intérêt pour l'art contemporain. Lorsque j'écrivais mon essai sur l'Art à l'état gazeux, je m'interrogeais sur la récente inflation de biennales, musées et autres lieux consacrés à l'art contemporain, au moment où je constatais que la production artistique contemporaine était en train de se défaire. Pourquoi consacrer tant de manifestations ou d'édifices à un art en pleine mutation qui, depuis une ou deux décennies, se diffuse de manière impalpable et a besoin de moins en moins de points d'ancrage ?
C'est alors que j'ai compris que ces nouveaux centres étaient placés sous le signe de la consommation culturelle. Les oeuvres produites sont moins nombreuses, mais les occasions de les montrer vont croissant. L'art, destiné naguère à un groupe relativement restreint d'amateurs, vise désormais un pan beaucoup plus large de la population. Après deux siècles de sacralisation de l'art, nous sommes, semble-t-il, à un tournant considérable : celui du divertissement culturel, dont le tourisme est l'une des composantes.
Peut-on dater ce tournant ?
Curieusement, cela vient de mon intérêt pour l'art contemporain. Lorsque j'écrivais mon essai sur l'Art à l'état gazeux, je m'interrogeais sur la récente inflation de biennales, musées et autres lieux consacrés à l'art contemporain, au moment où je constatais que la production artistique contemporaine était en train de se défaire. Pourquoi consacrer tant de manifestations ou d'édifices à un art en pleine mutation qui, depuis une ou deux décennies, se diffuse de manière impalpable et a besoin de moins en moins de points d'ancrage ?
C'est alors que j'ai compris que ces nouveaux centres étaient placés sous le signe de la consommation culturelle. Les oeuvres produites sont moins nombreuses, mais les occasions de les montrer vont croissant. L'art, destiné naguère à un groupe relativement restreint d'amateurs, vise désormais un pan beaucoup plus large de la population. Après deux siècles de sacralisation de l'art, nous sommes, semble-t-il, à un tournant considérable : celui du divertissement culturel, dont le tourisme est l'une des composantes.
Peut-on dater ce tournant ?
Il ne s'est pas fait d'un seul coup, bien sûr, mais je crois que 1997 est une date importante. C'est celle de l'inauguration du Musée Guggenheim à Bilbao. Voilà un édifice qui ne ressemble à rien, et surtout pas à un musée, qui ne renferme pratiquement pas d'oeuvres, mais qui est une oeuvre en soi, qui est conçu par des Américains et implanté en Espagne pour être le support de la nouvelle identité basque ! Or cet étrange monument a un succès considérable. Il draine plus d'un million de visiteurs par an. C'est un pôle touristique important et un élément non négligeable du développement économique de la ville. Tourisme et culture sont donc liés.
Les deux termes ne sont-ils pas antinomiques ?
Les deux termes ne sont-ils pas antinomiques ?
Le tourisme est protéiforme. Et le tourisme culturel est l'une de ses branches les plus actives. Rapprocher l'art du tourisme peut effaroucher. Mais après tout, l'art n'a pas toujours eu le statut que les deux derniers siècles lui ont conféré. L'humanité a connu d'autres approches. Après la parenthèse de l'art à l'âge moderne, on retrouve aujourd'hui une partie des fondamentaux de l'expérience esthétique. Ainsi, lorsque, à l'époque médiévale, il était étroitement lié à la religion, l'art était avant tout didactique. Plus tard, le XVIIIe siècle l'abordait avec un esprit plus léger, plus hédoniste. En revanche la période qui s'ouvre, en gros, avec la révolution industrielle, correspond à une vision très esthétique : on a alors une approche quasi sacrale de la beauté. Mais, dès la seconde partie du XXe siècle, la production industrielle contamine l'art. Walter Benjamin le constate dès la veille de la seconde guerre mondiale.
De là à faire du tourisme une branche de la culture, n'est-ce pas aller un peu loin ?
De là à faire du tourisme une branche de la culture, n'est-ce pas aller un peu loin ?
Dans la sphère intellectuelle, le tourisme a mauvaise presse. C'est, dit-on, une pratique vulgaire, presque dégradante, liée à la consommation et au commerce. Le problème, c'est que tout le monde pratique le tourisme. Les intellectuels comme les autres. Il ne faut pas oublier que le touriste, c'est toujours l'autre. En réalité, il faut moduler cette pratique. Quand un intellectuel, par exemple, se rend en Italie, on peut supposer qu'il ne s'agit pas de tourisme. Le pays peut lui être familier. Le voyageur peut avoir une bonne pratique de la langue. Quand le même va au Pérou, il est dans le meilleur des cas un semi-touriste. En Chine, il devient, sauf exception, un touriste idiot. Il va visiter, comme tout un chacun, la Cité interdite et la Grande Muraille. Pourtant, il ne faut pas diaboliser le présent. Les écrivains qui, au XIXe siècle, accomplissaient le classique voyage en Orient pratiquaient, eux aussi, une forme de tourisme - regardez Flaubert -, visite des monuments fameux et vagabondage sexuel compris. Aujourd'hui, c'est un fait, il reste peu de place pour les esthètes.
Le tourisme est-il lié à la mondialisation ?
Le tourisme est-il lié à la mondialisation ?
C'est une évidence. On chiffre chaque année les déplacements internationaux à un milliard. Et 700 millions d'entre eux sont liés au tourisme. Cette croissance est loin d'être figée. A moins que le terrorisme ne mette un frein à cette circulation. C'est peu probable.
Qu'induit le tourisme culturel ?
Qu'induit le tourisme culturel ?
D'abord une certaine forme de destruction. Pour accueillir les touristes, il faut construire des aéroports, des routes, des équipements, des parkings, faire voler des avions, faire rouler des trains, des voitures. Tout cela dévore une énergie considérable et accentue la pollution. Ensuite le tourisme "fatigue" les monuments visités. Le Centre Pompidou, vingt ans après son ouverture, a dû être fermé pour une rénovation complète : le bâtiment était usé par l'affluence. Les parquets de Versailles ne sont pas faits pour des millions de piétinements. Et pourtant, la France, première destination touristique au monde avec 75 millions de visiteurs en 2004, a une longue pratique de la gestion de son patrimoine, qu'elle entretient plutôt bien. Enfin, le tourisme peut également être vécu comme une agression insupportable par certaines sociétés. Le touriste est un envahisseur qui paye, dit-on parfois.
Il y a, par ailleurs, une contamination. Que va-t-on montrer au touriste ? Que va-t-on lui offrir ? Une identité, bien sûr. Mais laquelle ? Cela débouche presque toujours sur la fabrication de stéréotypes qui finissent par être plus vrais que la réalité. Le tourisme stimule donc une production plus ou moins authentique de culture. Il permet même de réinventer les identités. Ce fut le cas de Barcelone à travers les bouleversements apportés par la venue des Jeux olympiques en 1992. Il est certain que la poursuite de la construction de la Sagrada Familia, l'église laissée inachevée par Gaudi, est largement liée au tourisme.
Si le tourisme propose une culture formatée, ce formatage peut prendre des formes très diverses. Il existe des voyages organisés pour découvrir les pyramides d'Egypte, mais aussi la banlieue parisienne ou la Mongolie à cheval. A côté des plats surgelés, on trouve toute une gamme de produits diversifiés. En réalité la qualité du tourisme culturel est liée à plusieurs paramètres qui ne s'additionnent pas forcément tous : le temps, l'argent et la barrière de la langue.
Le tourisme est-il une malédiction ?
Il y a, par ailleurs, une contamination. Que va-t-on montrer au touriste ? Que va-t-on lui offrir ? Une identité, bien sûr. Mais laquelle ? Cela débouche presque toujours sur la fabrication de stéréotypes qui finissent par être plus vrais que la réalité. Le tourisme stimule donc une production plus ou moins authentique de culture. Il permet même de réinventer les identités. Ce fut le cas de Barcelone à travers les bouleversements apportés par la venue des Jeux olympiques en 1992. Il est certain que la poursuite de la construction de la Sagrada Familia, l'église laissée inachevée par Gaudi, est largement liée au tourisme.
Si le tourisme propose une culture formatée, ce formatage peut prendre des formes très diverses. Il existe des voyages organisés pour découvrir les pyramides d'Egypte, mais aussi la banlieue parisienne ou la Mongolie à cheval. A côté des plats surgelés, on trouve toute une gamme de produits diversifiés. En réalité la qualité du tourisme culturel est liée à plusieurs paramètres qui ne s'additionnent pas forcément tous : le temps, l'argent et la barrière de la langue.
Le tourisme est-il une malédiction ?
L'humanité, depuis l'aube des temps, a toujours rêvé de se déplacer sans se faire couper la gorge. Aujourd'hui, elle y arrive à peu près. La liberté de se déplacer est pratiquement devenue l'un des droits de l'homme. Mais ces déplacements sont terriblement destructeurs, on l'a vu.
A-t-il des aspects positifs ?
A-t-il des aspects positifs ?
Quand les gens se déplacent, ils voient, même fugitivement, comment les autres vivent. Ils perçoivent une identité différente, même si cette identité est noyée sous les clichées. Et puis les stéréotypes ont parfois des effets inattendus. Cela permet de redécouvrir ou de se réinventer une identité. Car il ne faut pas oublier l'importance du regard de l'autre dans la formation des identités.
Propos recueillis par Emmanuel de Roux
Pour me joindre : artduservice@gmail.com
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